Terra Nullius

Traduction d’un article de Cory Doctorow recommandé par Quinn Norton.

En 1660, John Locke publiait les deux traités du gouvernement civil, dans lesquels il entreprenait de résoudre le conflit apparent entre les droits de propriété individuels (qu’il valorisait) et la Bible (idem) qui énonçait le principe selon lequel Dieu avait créé la Terre et ses richesses pour l’ensemble de l’humanité. Comment un chrétien pourrait-il prétendre posséder quelque chose personnellement alors que Dieu avait voulu sa création soit partagée par tous ?

Pour répondre à cette question, Locke proposa de fonder la propriété sur le travail (labor theory of property) et de définir la propriété privée comme étant ce qui advient lorsqu’un être humain, considérant une part non revendiquée de la propriété commune, la transforme par son travail (chaque humain possède son corps et donc le travail de ce corps), créant un cocktail de propriété : une mesure de nature brute, une mesure de sueur humaine, bien mélanger et servir à perpétuité.

Plus de mille ans avant la naissance de John Locke, les habitants de l’île de Kahiki ont inventé le terme «Aloha», utilisé aujourd’hui dans tout l’archipel hawaïen. Ce mot intraduisible signifie un mélange complexe d’émotions et de sentiments tellement emblématique que l’adhésion à «l’esprit Aloha» fait partie du corpus législatif hawaïen depuis 1986.

Dans les années 1970 (300 ans après la publication des deux traités du gouvernement ), les chefs cuisiniers hawaïens exprimèrent leur esprit aloha dans un plat appelé «poke», un délicieux mélange de poisson cru, servi avec des algues, du riz ou des légumes verts, de la chair de noix de kukui rôtie et broyée et autres variations. En 2012, ce plat s’est répandu sur le continent et a connu de nombreuses variantes nouvelles et délicieuses.

En 2016 (des siècles après «aloha» et Locke, des décennies après «poke»), Zach Friedlander a ouvert à Chicago un restaurant appelé «Aloha Poke». À l’été 2018, son successeur, Chris Birkinshaw, a mandaté le cabinet d’avocats Olson et Cepuritis Ltd pour menacer les restaurants proposant du poke et exiger qu’ils retirent «aloha» de leurs noms commerciaux (Friedlander défendit ces actions et rejeta les critiques comme autant de «chasses aux sorcières» et autres «fake news»).

Finalement, l’indignation générale força Aloha Poke à présenter en geignant des excuses insincères et à battre un peu en retraite.

En lisant ces excuses1 on reconnait le spectre de John Locke derrière chaque mot.

Friedlander, ses collaborateurs et ses investisseurs ont travaillé dur pour créer la chaîne de restaurants baptisée «Aloha Poke». Ces deux mots existaient depuis toujours et personne n’avait pensé les utiliser pour construire un empire national : ayant eu tout d’abord cette idée, et à force de travail, ils ont transformé la richesse brute de la nature en propriété privée.

Ce spectre odieux hante aujourd’hui une grande partie du monde, en compagnie des millions de personnes qu’il a envoyées dans leur tombe.

En 1778, les Européens ont commencé à coloniser l’Australie, que les aborigènes peuplaient depuis plus de 65 000 ans. Ces peuples ne connaissaient pas la théorie de la propriété lockéenne mais ils utilisaient et amélioraient certainement les terres qu’eux et leurs ancètres avaient habitées.

Les Européens – féroces Lockéens – avaient un problème: ils voulaient récolter les richesses du nouveau continent mais selon les critères lockéens, sans l’accord des personnes qui y vivaient déjà, il se serait agit d’un vol.

Pour résoudre ce dilemme, ils appliquèrent la logique d’Aloha Poke co.: les baptisant terra nullius, ils décidèrent que ces anciennes terres communautaires n’appartenaient à personne et entreprirent de les «améliorer» pour en acquérir la propriété. Nombre de ces «améliorations» impliquèrent des actes génocidaires contre les autochtones. Après tout, ceux-ci devaient n’être « rien » puisque les terres n’appartenaient à personne.

La vénalité d’Aloha Poke et la brutalité génocidaire de Terra Nullius révèlent un vice profond dans la conception lockéenne de la propriété : toute chose prétendue brute et vierge est en réalité souvent partie intégrante d’un système subtil d’inter-relations. Du genre qui ne se prête pas à des transactions de type immobilier où une personne disposant de beaucoup de moyens peut acheter un bien à son «propriétaire».

La théorie du travail comme fondement de la propriété commence toujours par un effacement: « Toutes les personnes qui ont créé, utilisé et amélioré ce bien avant moi faisaient quelque chose de banal et sans importance – mais ma contribution est l’avancée décisive qui a permis de transformer la chose brute et vulgaire en un produit spécial, unique, abouti. »

Faire remarquer cette illusion d’exceptionnalisme individuel expose l’incrédule à une sorte de perplexité offusquée : « Ne voyez-vous pas à quel point mon travail de très haute qualité s’est mélangé à cette ressource naturelle pour l’améliorer ? Quels entrepreneurs voudrons donner leur énergie pour de futurs projets si, chaque fois qu’ils le font, des fainéants et des parasites viennent profiter sur leur dos ? »

Cette déclaration rhétorique parfait l’effacement: elle nie les droits de tous ceux qui ont précédé le titan lockéen comme s’il s’agissait de fantasmes sans fondement historique. Ceux qui ont inventé, popularisé et nourri le mot « aloha » ou habité le continent australien sont dépouillés de leurs revendications, telles des abeilles domestiques dont il est convenable que le miel revienne à l’apiculteur, pas à l’essaim.

Les péchés du colonialisme abondent de ce genre de délires lockéens. La doctrine de la Terra nullius fut appliquée par toutes sortes d’Européens à toutes sortes de « nouveaux mondes ».

Elle est également au coeur des débats les plus pernicieux sur la « propriété intellectuelle ». Les aspects de la composition musicale que les Européens réifient – la mélodie – sont éligibles au droit d’auteur, mais les aspects typiquement afro-caribéens – polyrythmie complexe – ne le sont pas. Par conséquent, les Beatles ont pu s’approprier les progressions et les rythmes R&B pour créer une nouvelle musique, mais malheur à l’artiste hip-hop qui s’inspire des Beatles aujourd’hui. Les Beatles ont amélioré la nature brute (R&B), tandis que les échantillonneurs volent la propriété du label de disques des Beatles.

Indépendamment du fait que les délires lockéens sont souvent pétris de racisme, les débats sur la « propriété intellectuelle » remettent également en cause l’égalité des chances.

L’invention est une activité extrêmement personnelle mais néanmoins déterminée par la société. Comme le décrit Kevin Kelly dans son livre de 2010 intitulé What Technology Wants , la plupart des inventions majeures de notre espèce ont été des phénomènes récurrents : la télévision, la radio et autres « découvertes » se sont produites de manière plus ou moins simultanée et indépendante, partout dans le monde.

Kelly propose l’explication du « possible adjacent » : les idées se suggèrent plus ou moins continuellement, mais ne peuvent se réaliser que lorsque les conditions nécessaires sont enfin réunies.

Par exemple, un Leonard de Vinci a observé le vol des samares d’érable, envisagé l’action d’une vis et esquissé quelque chose qui ressemblait à un hélicoptère. Mais l’hélicoptère n’a pu être fabriqué qu’à l’ère de la métallurgie, de l’aérodynamique, des moteurs, etc. Plus ces domaines étaient proches de le la maturité, plus l’hélicoptère devenait évident. Une fois les conditions furent réunies, ce fut l’heure de l’hélicoptère et on en vit apparaître partout, en même temps.

Mais du point de vue de chaque inventeur, il a fallu un éclair de génie et beaucoup d’investissement. Tel un titan lockéen il a fécondé la substance brute du monde par son travail et son imagination pour créer une chose jamais vue auparavant.

Ce titan a presque raison, à deux considérations près.

Premièrement, les éléments combinés pour concevoir l’hélicoptère ne sont pas du tout des matières brutes: ce sont des produits finis, dont d’autres sont les inventeurs, aussi légitimes que notre titan.

Deuxièmement, même si notre titan n’avait pas existé, nous aurions quand même l’hélicoptère. Quand l’heure de l’hélicoptère est arrivée, vous voyez arriver des hélicoptères. Notre titan n’est pas isolé, il fait partie d’une cohorte.

Il est naturel de se sentir titan lockéen lorsqu’on a une inspiration et qu’on la mène à bien : il faut généralement beaucoup de travail, de sacrifices, d’imagination.

La vérité honnête est que les titans lockéens sont treize à la douzaine. L’univers alternatif dans lequel je n’ai jamais écrit de roman, est peuplé d’autres personnes, influencées par des phénomènes similaires et des tendances littéraires similaires, qui ont écrit des romans comparables aux miens. Demandez à n’importe quel éditeur: les livres et les histoires sont regroupés, et pas seulement parce que les gens copient ce qui marche, mais parce que ce qui marche est Zeitgeisty : capture l’esprit du moment.

Un titan lockéen qui a réussi, est comme une bactérie staphylocoque qui parvient à percer la peau de son hôte pour provoquer une infection : oui, vous aviez toutes les caractéristiques nécessaires pour devenir viral, mais vous avez également eu la chance d’être au bon endroit au bon moment, et si vous n’y aviez pas été, quelqu’un d’autre l’aurait été .

Le fait de vivre à un moment où les marchés seuls déterminent la valeur de quelque chose – et donc si son créateur aura une vie digne – a élevé le délire lockéen et son effacement au rang de catéchisme.

Ce ne sont pas seulement les inventeurs et les créateurs – craignant l’indignité de la pénurie dans une société sans filet de sécurité – qui disent des choses comme : «  J’ai travaillé très fort là-dessus, je l’ai créé, qui es-tu pour le retravailler » (et traiter les formes musicales ou le genre littéraire ou les conventions ou les progressions d’accords ou les références que j’ai pillés comme une Terra Nullius implorant d’être mélangée avec mon travail).

C’est le financier (« Qui financerait la production de livres, de musiques et de films originaux sans le droit d’empêcher les gens d’utiliser « nos » œuvres dans leurs œuvres dérivées non originales ? »).

Et c’est le parasite (« Je ne suis pas un troll des brevets ! Sans des personnes comme moi, prêtes à acheter les inventions de titans lockéens comme la personne dont le nom apparaît sur ce brevet, personne n’inventerait plus rien : le fait que je ne fasse rien d’autre que des procès pour extorquer de l’argent aux personnes qui conçoivent des objets utiles n’est pas important, car cette activité d’extortion crée un marché pour les inventions, qui récompense les titans lockéens, sans lesquels le progrès serait bloqué. »)

Le héros randien est délirant: ses réalisations (toujours « siennes ») en font un profiteur au dépends des personnes dont il a effacé les contributions, qui de surcroît bêle que tous ceux ayant eu la même idée que lui la lui auraient volé, alors qu’ils ont simplement partagé les mêmes influences. Et si ce comportement n’est pas intrinsèquement raciste, sexiste ou discriminatoire, force est de constater que lorsque vous arnaquez et dénigrez d’autres personnes, il est beaucoup plus facile de vous en sortir si vous êtes un homme riche et blanc.

Le problème est que la réglementation protégeant la propriété – en particulier lorsqu’elle est appliquée aux idées – exige une conception simpliste et irréaliste du titre. Edgar Allan Poe a inventé les histoires policières (au même moment où plusieurs autres personnes inventaient les histoires policières), et son invention a été améliorée de multiples façons par des praticiens aux idées brillantes. Pour organiser la paternité sur ce marché, nous devons soit donner à la succession d’Edgar Allan Poe une redevance chaque fois que nous écrivons une histoire policière, soit renoncer à monétiser la contribution de Poe.

Mais nous pouvons aussi voir les choses sans recourir à la propriété. J’ai écrit mes livres. J’ai travaillé dur. J’ai réellement fait preuve d’imagination et j’ai contribué au domaine.

Cependant : je les ai écrits parce que j’ai lu les œuvres de mes pairs et de mes ancêtres. Si je ne les avais pas écrits, telle ou tel autre aurait écrit quelque chose de comparable.

Tout cela peut être vrai. Tout cela est vrai. L’originalité existe, mais pas dans le vide.

Les descendants des colons ont réalisé de belles choses (et aussi d’autres laides et brutales), et la réconciliation avec les peuples autochtones ne nous oblige pas à répudier ces réalisations, mais à reconnaître leur contexte, les injustices dans lesquelles elles plongent leurs racines et à travailler pour réparer ces torts.

D’autre part, je n’imagine pas déjeuner à Aloha Poke co. de si tôt. Je n’ai aucune idée si c’est bon, mais ces gens sont une bande de connards.

Auteur/Autrice

  1. Aloha Poke co. « apology », July 30th 2018 — Over the past 48 hours, a significant amount of misinformation about Aloha Poke Co. has been shared on social media. We know that this misinformation has caused a considerable amount of anger and offense among those who care very passionately about their Hawaiian culture. First, we want to say to them directly how deeply sorry we are that this issue has been so triggering. It is our sincere hope that this statement can set the record straight and address valid concerns raised by many individuals around issues that are very personal to them. — Perhaps the most important issue that needs to be set straight is the false assertion that Aloha Poke Co. has attempted to own either the word “Aloha » or the word “Poke”. Neither is true and we would never attempt to do so. Not ever. We will explain more about this below. — Second, there is zero truth to the assertion that we have attempted to tell Hawaiian-owned businesses and Hawaiian natives that they cannot use the word Aloha or the word Poke. This simply has not happened, nor will it happen. We truly celebrate Hawaiian culture and what makes it so wonderful, which is very much the reason why we branded our business as we did. — Third, it is entirely false that we have either sued businesses for using the word Aloha or the word Poke or sought a “gag order“ on anyone for using the words. We honestly do not know how either claim came to be, but this is simply not true. What we have done is attempted to stop trademark infringers in the restaurant industry from using the trademark “Aloha Poke” without permission. This is a very common practice used across industries, and in particular, in the restaurant industry to protect the use of a business’ name and brand. — To this point, the company holds two federal trademarks for its design logo and the words “Aloha Poke” for use in connection with restaurants, catering and take out services. This means that the company has the exclusive right to use those words together in connection with restaurant services within the US. This trademark does not prevent another person or entity from using the word Aloha alone or the word Poke alone in any instance. — In the rare instance where we have needed to send notices to those using our trademark in the restaurant industry, we have done so in a cooperative manner, and all have complied with our request to rebrand without any resulting legal action. Not a single business has closed as a result of this. — We respect and understand the concerns that have been raised around these false and misleading claims. We have been moved by the passionate defense of the Hawaiian culture displayed throughout social media and want nothing more than to assure everyone of the facts in these matters. We are truly sorry for all of the confusion that this has caused.

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