Copie de l’article d’Isabelle Hachey, publié le jeudi 15 octobre 2020 sur le cyber-journal lapresse.ca. Ravages de l’essentialisation12.
L’étudiant a toujours raison
Voilà deux semaines que Verushka Lieutenant-Duval n’a pas donné de cours à l’Université d’Ottawa. Depuis deux semaines qu’elle fait face à la tempête.
L’acte d’accusation est grave : racisme en classe. Le verdict pourrait lui coûter sa carrière. Mais la prof québécoise n’a pas eu le droit d’assister à son procès virtuel.
Ses étudiants, voyez-vous, avaient besoin d’un safe space, un espace sécurisé, pour discuter tranquillement de son sort. Lui feraient-ils perdre son cours ou pas ?
Ça s’est passé mercredi après-midi, sur Zoom, en présence de quatre employés de l’Université d’Ottawa. Il ne manquait que la principale intéressée, qui n’a pu produire qu’une lettre d’excuses pour toute défense.
Au cours de la réunion, les employés ont offert aux étudiants de poursuivre la session avec un autre prof. Mais certains ont jugé cette peine nettement insuffisante.
« Dans le groupe, il y a quelques étudiants qui veulent la peau du prof », relate Jan-Léopold Munk, enseignant à la retraite qui s’est inscrit au cours pour le plaisir.
Et qui est catastrophé par ce qui se passe à l’Université d’Ottawa.
Le cours de Verushka Lieutenant-Duval porte sur la représentation des identités sexuelles dans les arts visuels. Le 23 septembre, elle a donné une leçon en ligne sur la théorie queer à ses étudiants.
À l’origine, le terme queer était une insulte, leur a-t-elle expliqué. La communauté gaie s’est réapproprié le mot et l’a vidé de son sens initial pour en faire un puissant marqueur identitaire.
En langage savant, cette récupération s’appelle la « resignification subversive ». Il y a d’autres cas célèbres, a expliqué la prof à ses étudiants. Aux États-Unis, par exemple, la communauté noire s’est réapproprié l’insulte raciste n*gger.
Mme Lieutenant-Duval n’a pas dit n-word pour protéger les oreilles sensibles. Comme il s’agissait de citer le mot en exemple, dans un contexte pédagogique, elle l’a prononcé dans son entièreté.
Malaise sur Zoom.
« Une étudiante lui a dit : une Blanche ne devrait jamais prononcer ce mot, point », rapporte Jan-Léopold Munk.
Le soir même, la prof s’est excusée par courriel à ses étudiants. Elle ne savait pas. Elle n’avait pas l’intention de blesser quiconque. Puis, elle a tenté d’ouvrir le débat.
« Je vous invite à aborder la question la semaine prochaine afin de réfléchir à ce qui convient pour traiter ce mot. Vaut-il mieux ne pas le prononcer parce qu’il est sensible ? Le silence ne mène-t-il pas à l’oubli et au statu quo ? »
C’est là que tout a dérapé.
Quelques étudiants se sont étouffés d’indignation. « Elle a donné l’impression que c’était quelque chose qui pouvait être débattu », a dénoncé l’un d’eux au Fulcrum, le journal étudiant de l’Université d’Ottawa.
Pensez-y. Un débat à l’université. Une prof qui propose à ses étudiants de réfléchir en classe. Quelle idée !
Mme Lieutenant-Duval a été dûment punie pour son hérésie. Une étudiante a diffusé son courriel d’excuses sur Twitter, provoquant une déferlante de réponses outrées par tant d’ignorance, d’insensibilité et de… racisme.
Le contexte ? On ne veut pas le savoir.
La liberté de l’enseignement ? Rien à foutre. Désormais, on veut des espaces sécurisés pour se mettre à l’abri des micro-agressions, pas des espaces de liberté pour s’exprimer sur tous les sujets sans subir de pressions.
Désormais, on préfère la censure.
On préfère humilier une prof sur Twitter.
« @UOttawa, SVP enseignez à vos professeurs à ne pas dire le n-word pour que je n’aie pas à le faire, MERCI ! ! », a tweeté l’étudiante qui a diffusé le courriel d’excuses.
Un autre a salué son « courage » et son « refus d’être complice de ce comportement dans nos classes ».
Je ne vois aucun courage dans cette dénonciation. Je ne vois qu’un étalage de pureté vertueuse et de feinte indignation sur Twitter.
Il ne faut guère de courage pour jeter sa prof aux loups sur les réseaux sociaux. Surtout quand on se doute que son université, terrorisée à l’idée de passer pour raciste, va punir… la prof.
C’est exactement ce qu’a fait l’Université d’Ottawa en suspendant Mme Lieutenant-Duval et en offrant aux étudiants de changer de prof pour le reste de la session. Elle a plié l’échine. Pire, elle a pris le parti des militants.
« Ce langage était offensant et totalement inacceptable dans nos salles de classe et sur notre campus », a écrit aux étudiants Kevin Kee, doyen de la faculté des arts.
Que pense-t-il du contexte dans lequel le mot a été prononcé ? Le doyen ne devrait-il pas défendre la liberté de l’enseignement de ses collègues ?
« Tant le doyen que l’Université n’ont rien à ajouter », s’est borné à m’écrire un porte-parole.
Il aurait aussi bien pu m’écrire qu’à l’Université d’Ottawa, le client-étudiant a toujours raison.
À l’Université Concordia aussi.
En août, j’ai écrit sur une professeure de cinéma, Catherine Russell, victime d’une cabale semblable pour avoir cité en classe le pamphlet de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.
Mme Russell ne donne plus le cours, cette année.
Aux États-Unis, des profs ont reçu des sanctions disciplinaires pour avoir prononcé le mot tabou dans un contexte scolaire. Les universités refusent obstinément de faire la part des choses.
« Quand on fait une utilisation raciste du mot pour rabaisser, insulter, terroriser les gens, c’est terrible et cela devrait être condamné », soulignait en juin Randall Kennedy, professeur de droit à l’Université Harvard, sur les ondes de CNN.
Mais quand on utilise ce mot pour souligner le problème du racisme, c’est autre chose, ajoutait le professeur afro-américain. Dans ce cas, tout le monde devrait pouvoir l’utiliser, peu importe la couleur de sa peau. « Ce serait une chose terrible, dans la culture américaine, si on érigeait une ligne raciale par rapport à qui peut dire quoi. »
Dany Laferrière a dit à peu près la même chose à propos du mot « nègre », la semaine dernière, sur Culture Prime : « N’importe qui peut l’employer. On sait quand on est insulté, quand quelqu’un utilise un mot pour vous humilier ou vous écraser. On sait aussi quand c’est un autre emploi. »
On le sait, parce que c’est évident.
L’absurdité de toutes ces affaires saute aux yeux. La couardise et le clientélisme des universités aussi. À condition de ne pas se voiler la face, ni de se draper dans sa vertu.
- S’agissant de la représentation d’Eschyle à la Sorbonne, voir le communiqué de l’université — Lundi 25 mars 2019, Les Suppliantes, pièce d’Eschyle mise en scène par Philippe Brunet, directeur de la compagnie de théâtre antique Démodocos, n’a pu être jouée en Sorbonne. Les comédiennes et comédiens ont été empêchés de force de rentrer se préparer et le public a été tenu dehors par des individus accusant la mise en scène de « racialisme ». Cette pièce met en scène les Grecs Argiens et les Danaïdes, filles de Danaos venues d’Egypte, interprétés, fidèlement aux pratiques théâtrales antiques, respectivement par des actrices et acteurs portant des masques blancs et des masques noirs selon les usages de l’époque. Sorbonne Université dénonce solennellement les événements qui se sont déroulés hier soir à la faculté des Lettres de Sorbonne Université. Empêcher, par la force et l’injure, la représentation d’une pièce de théâtre est une atteinte très grave et totalement injustifiée, à la liberté de création. C’est aussi un procès d’intention et un contre-sens total contre lesquels Sorbonne Université s’élève avec la plus grande fermeté. Les accusations de racisme ou de « racialisme » sont révélatrices d’une incompréhension totale. Cette pièce préparée, pendant un an, par des jeunes actrices et acteurs, empêchés de montrer leur travail, porte justement sur l’accueil et le dépassement des conflits. La liberté, la diversité, la créativité, la rigueur et l’ouverture sont les valeurs fondatrices de Sorbonne Université. Profondément humanistes et antiracistes, Sorbonne Université et l’ensemble de sa communauté défendent ces valeurs et promeuvent une politique académique et culturelle ambitieuse, émancipatrice, inclusive et porteuse d’égalité. L’université apporte son soutien plein et entier au metteur en scène de cette pièce, aux actrices et acteurs et à toutes les personnes impliquées dans l’organisation de cette représentation. Ceux qui l’ont entravée ne montrent que leurs réflexes de repli sur soi et d’exclusion. L’université étudie toutes les possibilités pour que cette pièce puisse être jouée dans des conditions sereines. Extraits de la réponse du metteur en scène Philippe Brunet sur Facebook : « Le théâtre est le lieu de la métamorphose, pas le refuge des identités. Le grotesque n’a pas de couleur. Les conflits n’empêchent pas l’amour. On y accueille l’Autre, on devient l’Autre parfois le temps d’une représentation. Eschyle met en scène à l’échelle du monde. Dans Antigone, je fais jouer les rôles des filles par des hommes, à l’Antique. Je chante Homère et ne suis pas aveugle. J’ai fait jouer les Perses à Niamey par des Nigériens (c’est dans le dernier film de Jean Rouch), Ma dernière Reine perse était noire de peau et portait un masque blanc. »
- Voir aussi les tentatives récentes, certaines couronnées de succès, d’interdire à tel ou tel être humain d’interpréter un rôle de cinéma pour cause de mauvaise identité : Cléopatre, Rub and Tug.
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